— Comment est né votre projet de recherche «Détecter les violences au sein du couple et orienter les personnes concernées : un enjeu pour les professionnel-le-s du Travail Social» ?
— Christophe Flühmann. Je suis issu du terrain. J’ai d’abord travaillé comme assistant social dans un service généraliste, avant de m’intéresser au domaine de la violence au sein du couple. Je me suis alors rendu compte à quel point j’avais pu rater des situations de violence dans mon travail précédent. De même qu’il était nécessaire que les travailleurs sociaux disposent d’un outil spécifique pour détecter ces situations.
— Susanne Lorenz. Mon intérêt a émergé en suivant un travail de Bachelor. Une étudiante s’était intéressée aux questions de violence. Elle relatait un entretien réalisé avec une assistante sociale où il était question d’un monsieur qui trouvait insupportable que sa femme aille travailler. A aucun moment, la question de la violence au sein du couple ne s’est posée. Ni pour l’étudiante, ni pour cette assistante. L’autre élément déclencheur, c’est ma collaboration avec la structure pour les personnes auteures de violence dans le canton de Vaud. J’ai observé que la majorité des messieurs qui s’y adressent étaient orientés soit par la police ou les autorités judiciaires, soit par les structures d’aide aux victimes. Je me suis demandé ce qui permettrait à ces personnes d’aller chercher de l’aide plus tôt, avant l’intervention des autorités. En parallèle, le canton de Vaud m’a mandatée pour une étude où le besoin de disposer d’un outil pour orienter les personnes auteures était clairement formulé par les travailleurs sociaux.
— Comment s’articule votre projet de recherche ?
— S.L. L’idée de base est de créer une méthodologie d’intervention qui permette à des intervenants sociaux de repérer les situations de violence et d’accompagner ces personnes pour solliciter une aide auprès d’un service spécialisée. On ne veut pas juste détecter, repérer, mais aussi accompagner. Nous avons prévu deux éléments-clés complémentaires. L'élaboration d'un document de référence qui guide la pratique et d'un module de formation.
— C.F. Notre souhait, c’est que ces outils soient fabriqués avec l’aide des professionnels du terrain. La phase zéro, c’était d’analyser les protocoles existantes. Le constat, c’est que tous ceux qui existent sont destinés aux victimes, au milieu médical, et qu’ils sont utilisés dans des situations d’urgence. Ces protocoles ont été adaptés au travail social, mais de manière incomplète, parce que l’approche n’est pas la même. En travail social, on ne travaille pas directement avec le corps ou directement après un acte d’agression physique. Nous avons donc rencontré les professionnels pour savoir ce dont ils avaient besoin, ce qui les aiderait.
— S.L. Nous avons à présent défini le contenu de la formation et les principes du document. Dans une perspective de recherche-action, nous allons présenter ces résultats à des personnes disposant d’une expertise sur les questions de violence. Cela pour être sûr que notre travail réponde aux besoins du terrain. L’idée est de mettre en place pour l’automne la formation, sous la forme d’un module de deux jours et demi, puis ensuite une phase d'expérimentation de la méthodologie par des praticiens. Notre mandat va s’arrêter après cette phase. Module et méthodologie seront ensuite repris par nos partenaires.
— Lors de votre recherche, avez-vous été confrontés à des situations inattendues ?
— C.F. Oui, nous nous sommes rendu compte de la difficulté des travailleurs sociaux à définir la violence au sein du couple. Les définitions utilisées dans le terrain sont assez peu fonctionnelles, peu opérationnelles. Elles vont décrire des modes relationnels liés à la violence dont il est difficile de se saisir quand on n’est pas expert de la thématique. En fait, on a enseigné aux non-experts de la violence des outils d’experts. Et ils se sont perdus dans leur utilisation. On a donc besoin d’avoir des définitions très pragmatiques, adaptées au contexte. Les situations d’urgence à l’hôpital sont des contextes très similaires. Mais dans un service social généraliste, dans une action éducative en milieu ouvert, on est dans des contextes extrêmement variés. Le besoin d’adaptation est énorme. Il faut que l’outil soit extrêmement malléable. La formation sera justement centrée sur la manière d’adapter la méthodologie pour qu’elle soit applicable par chacun.
— S.L. L’avantage d’avoir mis beaucoup de partenaires autour d’une même table permet de faire ressortir ce qui pourrait être transposé dans des contextes différents, avec des adaptations institutionnelles et ce, en étant au plus près des besoins des terrains. Ce que j’avais sous-estimé, c’est l’importance de partir du quotidien pour repérer les situations de violence entre les partenaires et non pas d’arriver avec de grandes théories peu pragmatiques.
— C.F. On ne désire pas former de futurs experts de la violence, mais des experts de la détection de cette violence. Ils doivent réussir à se saisir d’éléments du quotidien pour la déceler et orienter vers les services appropriés. Mais ce n’est pas à eux de poser le diagnostic final.
— Ne s’agit-il pas de d’ingérence quand un travailleur social intervient lors de situations sans signes tangibles de violence?
— S.L. On a peu de problèmes à s’ingérer dans une situation quand il y a un problème d’alcool, de dépendance, ou des difficultés financières. On n’hésite pas. Pourquoi ça ne serait pas pareil pour la violence? On sait que ça a des conséquences au-delà de la dynamique de couple. Ce qui est difficile, c’est de déceler si une personne est victime ou auteure de violence. Mais si l’on considère cette situation sous l’angle d’une personne confrontée à la violence, et qu’il y a des conséquences sur son quotidien, ça légitime l’intervention. L’enjeu, c’est de permettre aux gens d’aller chercher de l’aide pour que la violence cesse.
— C.F. Est-ce qu’intervenir dans la sphère privée, c’est de l’ingérence? La loi interdit la violence dans la vie privée, la famille. Dans la mission du travail social, la notion de prévention est très forte. Si l’on compare toutes les lois sur l’aide sociale des cantons romands, elle apparaît dans les premiers articles. La prévention concerne par conséquent aussi la violence. Si ingérence il y a, alors elle est codifiée, normée.
— Vous vous intéressez indifféremment à la victime et à l’auteur, comment l’expliquez-vous ?
— S.L. Le postulat de base, c’est que si on aide la personne auteure, on aide la personne victime. C’est interdépendant. Les personnes auteures sont un peu laissées pour compte car c’est socialement mieux accepté et plus facile d’intervenir auprès de la victime. Sauf que derrière cette victime, il y a une personne auteure, qui de surcroît est souvent parent. Pour elle, on s’en remet à l’autorité pour contraindre car la personne auteure est perçue comme peu motivée. Sauf que la contrainte ne va pas changer le problème tout seul. Il faut travailler ensemble pour que l'interdit de la violence soit intégré et que les personnes concernées développent des compétences.
— C.F. L’autre raison, c’est que les travailleurs sociaux sont souvent confrontés aux victimes et aux auteurs. Ils voient les couples ensemble. Ce qui est moins le cas des services d’urgences, qui ne s’occupent que des personnes victimes. Le travailleur social doit donc pouvoir travailler avec les deux membres du couple.
— S.L. Pour les travailleurs sociaux, qui sont confrontés à plusieurs témoignages, il est difficile à 100% de dire qui est la personne victime, qui est la personne auteure. Le pari que l’on fait, c’est de se demander si cela a un sens de décider si l’une est victime et l’autre auteur. Est-ce que ce n’est pas plus important de permettre aux deux d’aller chercher de l’aide que de s’enferrer sur celui qui a droit à de l’aide et l’autre pas? Ce qui nous a surpris, c’est que les travailleurs sociaux racontent en premier lieu des situations vécues avec les personnes victimes. Et lorsqu’ils expliquent comment ça a fonctionné avec la personne auteure ou ce qu’il faudrait faire, ils évoquent les mêmes pratiques. Dans ce travail de détection, il n’y a pas de différence fondamentale entre les personnes victimes et les personnes auteures. Ça été surprenant de constater cette similitude. D’où l’importance de ne pas décider qui est la victime et qui est l’auteure de manière figée. Car ce n’est souvent pas possible.
— Prévoyez-vous un prolongement de votre recherche ?
— S.L. Non pas dans le contexte de ce projet financé par la CTI. Par contre, les résultats soulèvent de nouvelles questions, comme par exemple le fait qu'on n’a jamais documenté le vécu des personnes directement concernées, lorsqu’elles sont en présence des travailleurs sociaux non spécialistes de la thématique de la violence. Ce serait donc intéressant de connaître leur point de vue.