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Les pratiques de réparation des smartphones sous la loupe d'un chercheur de la HEAD — Genève

Publié le 04.05.2017. Mis à jour le 05.05.2021.

Nicolas Nova, professeur et chercheur à la HEAD — Genève, s'intéresse aux pratiques de réparation des smartphones dans les magasins non officiels et les hackerspaces. Sa recherche «De la réparation informelle à l’innovation silencieuse, le cas des smartphones», soutenue par le FNS, nuance l'idée qu'en Suisse, l’obsolescence des objets n'est pas un problème. A terme, l'objectif est de retirer des principes qui seront appliqués lors de la conception d’objets technologiques pour faciliter leur maintenance et leur réparabilité. Ou quand innovation et développement durable s'invitent dans les écoles d'art et de design.

— Comment vous est venue l’idée de travailler sur la réparation des smartphones?

— J’ai travaillé en général sur des sujets liés aux cultures numériques, ainsi qu’aux usages des objets numériques (jeux vidéo, smartphone, etc.), avec une perspective ethnographique liée aux enjeux de création en design. En parallèle, j’ai commencé à m’intéresser aux enjeux de réparation et de maintenance de ces technologies, à travers de lectures académiques mais aussi d’observations plus informelles. En vacances à Cuba, j’ai en effet constaté des pratiques de réparation fascinantes des smartphones. Pour des raisons liées aux conditions socio-économiques et culturelles, les Cubains sont obligés de maintenir certains objets et de les réparer. En rentrant en Suisse, j’ai vu des magasins similaires que je n’avais pas remarqués auparavant. Alors que l’on estime parfois que l’obsolescence des objets n'est pas un problème en Suisse, c’est le cas. J’ai pensé qu’il y avait quelque chose de fertile à s’intéresser à ces lieux.

— Quelles pratiques et aspects de la réparation cherchez-vous à distinguer?

Notre point de vue est ethnographique. La recherche s’intéresse à la façon dont le smartphone, cet objet quotidien, fermé, pensé de façon non réparable, est justement réparé en Suisse par différents acteurs, magasins officiels ou non, et dans les hackerspaces, ces lieux de bricolage et réparation informels et participatifs. Notre projet s’intéresse premièrement à ces gens qui se sont mis à réparer, qui ont construit une expertise sur des objets qui ne sont a priori pas sensés être aisément réparables. Deuxièmement, nous cherchons à comprendre comment on passe de ces formes de réparation à des formes d’innovation. Comment ces réparateurs peuvent parfois «améliorer» les téléphones, ou apprendre aux usagers comment mieux utiliser la batterie, certaines applications. Le cœur de tout cela, c’est de prendre l’exemple du smartphone pour comprendre la réparabilité de ces objets numériques. C’est une question fondamentale pour saisir la problématique de l’innovation et du développement durable.

— Comment va se dérouler la recherche?

— Dans une première étape, courant mai 2017, nous allons mettre en place le blog qui permettra de suivre le projet. Il comprendra aussi une partie contributive. Les usagers pourront y expliquer les problèmes qu’ils ont rencontrés et comment ils les ont traités par eux-mêmes ou avec des réparateurs. Dès cet été et pour une année débutera la dimension immersive de la recherche. Nous allons suivre les pratiques des réparateurs, dans les magasins et hackerspaces, à Genève et à Zurich, mais aussi en ligne, en examinant toutes sortes de tutoriels de réparation, et de discussions sur les forums et sites sur le sujet. L’analyse du matériau d’enquête va se poursuivre tout au long de la recherche. Une conférence réunissant des experts sera organisée en fin de projet pour en discuter les résultats, leur validité et leurs implications pour le champ du design. Avec ensuite, diverses publications académiques et la publication d’un livre. 

— On associe le design à l’aspect du smartphone, moins aux pratiques de réparation. Comment sont-elles liées?

— Le design se situe à l’intersection de l’ingénierie, des arts appliqués et des sciences humaines et sociales. Pour bien designer des objets, il faut comprendre comment ils fonctionnent, les pratiques des usagers, les contextes dans lesquels ceux-ci vivent. Le but de la recherche, à plus long terme, pour une école d’art et de design, c’est de retirer des principes, des éléments de recommandation, pour la conception d’objets technologiques, hardware ou software, de manière à faciliter des formes de maintenance et de réparabilité des objets. Il est vrai qu’on attribue plus souvent les objets complexes au champ de l’ingénierie, mais les designers travaillent aussi sur ces questions. C’est ainsi qu’on se retrouve à intervenir sur l’observation et la conception d’objets tels que les smartphones avec une démarche d’enquête de terrain qui est la nôtre.

— Comment votre enseignement s’enrichira-t-il des résultats obtenus?

— Je donne des cours d’initiation à l’ethnographie à la HEAD ainsi que dans le cadre du Master Innokick de la HES-SO. Nous allons y travailler les questions de réparation. Pas seulement des smartphones, mais aussi d’autres types d’objets. Premièrement, pour rendre les étudiants sensibles à la problématique de la réparation et de la maintenance, qui sont partie prenante de l’innovation. Deuxièmement, pour leur montrer les pratiques qui existent et les faire plancher sur des pistes originales de création de produits (hardware ou logiciels) ou de services qui pourraient s’inspirer des résultats de notre enquête. Celles qui sont le plus intéressantes pour créer des objets durables.

— En tant que professeur et chercheur d’une école d’art et de design, votre recherche se distinguera-t-elle également sur la forme?

Un aspect de la recherche est de montrer qu’avec le design, nous allons réaliser une ethnographie qui sera peut-être différente de celle qui est réalisée à l’université. Il aura bien sûr une enquête de terrain, une immersion dans les milieux de réparation avec toute la rigueur nécessaire à ce type d’exercice. Mais notre manière d’analyser le matériau, de le traiter pour produire les articles scientifiques, sera différente. Il y aura une utilisation très forte de l’image, une dimension visuelle qui permettra de montrer que l’on peut être créatif dans ce type de recherche. Nous allons réaliser tous

les trois-quatre mois un livret avec le matériau d’enquête. Son contenu sera dessiné, photographié. Un tel objet nous servira d’objet de dialogue avec nos informateurs, mais aussi les experts qui suivent le projet avec nous. Un livre sera édité une fois la recherche terminée. C’est l’intérêt d’une école d’art et de design de montrer que l’on

peut produire des formes de recherche qui sont à l’interface entre création et sciences humaines et sociales. L’idée est aussi de montrer la recherche pendant qu’elle se fait.

— En abordant un sujet ancré dans le présent, ne craignez-vous pas que les pratiques aient déjà évolué une fois votre recherche terminée?

— Oui, c’est d’autant plus problématique qu’avec les technologies numériques, cela va encore plus vite qu’auparavant.  C’est un enjeu, un problème inhérent de ce genre d’ethnographie. Mais documenter, à un moment donné, la manière dont les objets technologiques sont utilisés, permettra ultérieurement de retracer leur l’histoire. Une autre idée des recherches sur les pratiques du numérique est d’aider les organisations publiques, instances politiques, à mieux comprendre un phénomène à un temps-clé pour prendre des décisions à un temps t+1. Le contexte et la technologie auront évolué, mais nous n’avons pas d’autre manière de procéder pour, par exemple, prendre des décisions de régulation. On ne peut pas avoir une idée parfaite de l’évolution, mais si on n’essaie pas de comprendre un passé récent, ce sera encore pire.

— Prévoyez-vous un prolongement de la recherche, une fois celle-ci terminée?

— Pas encore à ce stade. Une suite logique serait de créer un objet numérique qui soit réparable, par exemple un téléphone. Mais même en travaillant avec des laboratoires en ingénierie, cela paraît une tâche démesurée, et qui dépasse nos compétences. Il ne s’agit plus seulement de design et d’ethnographie. Par contre, travailler sur d’autres types d’objets réparables pourrait être une idée intéressante. Ce qui est aussi très important, du point de vue d’une école d’art et de design, c’est de rapprocher les thèmes de réparation, de maintenance, dans le champ de la numérisation, aux thématiques de développement durable et d’écologie. A priori, le numérique est très loin de ces questions, mais pas forcément. Je mène avec mon collègue Patrick Keller de l’ECAL un projet de création d’interfaces et d’objets sur le cloud computing. La thématique des enjeux environnementaux rejaillit forcément là-dessus. Le numérique, c’est la consommation énergétique, les métaux lourds, rares. Ça ne veut pas dire qu’il faut interdire l’usage des technologies, mais on peut imaginer des choses plus vertueuses dans la conception de toutes sortes d’objets techniques, et même dans les couches logicielles. C’est le rôle d’une école d’art et de design d’explorer des pistes nouvelles qui pourraient paraître étranges à première vue, mais qui pourraient se révéler très intéressantes.