Avec le tournant numérique, les données sont devenues un enjeu sociétal central. La massification des informations disponibles, l’augmentation des capacités de stockage et de traitement ainsi que le développement d’outils de collecte et d’analyse toujours plus performants ont largement accru le potentiel financier, politique et scientifique des données. Aujourd’hui, la plupart des agences de financement de la recherche exigent d’ailleurs que les données produites avec leur soutien soient archivées dans des bases de données numériques en libre accès dans le but d’en optimiser l’exploitation, favoriser la transparence et permettre la reproductibilité. À cette fin, les chercheur·se·s financé·e·s sur des fonds publics sont invité·e·s à élaborer des plans de gestion des données – ou Data Management Plans (DMP) –, documents stratégiques visant à planifier le cycle de vie des matériaux empiriques produits dans le cadre de leurs projets. De la collecte à l’archivage en passant par les formats de conservation et les mesures de protection des participant·e·s, tout doit être soigneusement organisé de sorte à rendre in fine les données trouvables, accessibles, interopérables et réutilisables, dans le respect des principes FAIR.
Si l’avènement de l’Open Data témoigne de la valeur accrue accordée aux données, il reflète également le caractère d’évidence que revêtent ces dernières. Tout se passe, en effet, comme si les données étaient un objet « déjà donné là » qu’il s’agirait simplement de gérer dans le respect des nouveaux standards en vigueur. C’est faire l’impasse sur le caractère hautement polysémique – voire polémique – d’un concept dont il n’existe aucune définition consensuelle (Schöpfel et al., 2017) et dont l’usage ne fait pas l’unanimité au sein des sciences sociales. Certain·e·s chercheur·e·s renoncent, par exemple, à recourir à une notion qui ne rend pas suffisamment compte du caractère « obtenu » (Latour 1993) et construit de son objet. Cette posture critique est particulièrement présente au sein des approches issues de l’anthropologie pour qui les données ne sont non seulement jamais « récoltées mais façonnées » (Denis et Goëta, 2016 : 25) mais tendent également à incorporer « le monde social dans lequel celui ou celle qui les produit évolue » (Revelin et al. 2021 : 10)
À l’heure de devoir (re-)définir et mettre en œuvre des nouvelles politiques en matière de gestion, d’ouverture et de réutilisation des données, interroger collectivement leur nature, leur rôle, le sens et leur statut dans la pratique ethnographique apparaît comme primordial. En effet, les principes de la science ouverte, et les instruments qui les opérationnalisent, prennent leurs racines dans des épistémologies issues des sciences naturelles, rendant leur traduction vers d’autres traditions de recherche souvent délicate. C’est notamment ce que souligne la Société Suisse d’Ethnologie (SSE) dans sa prise de position sur la science ouverte et la gestion des données : “anthropologists are (…) acutely aware that new regulatory and legal requirements are often based on research paradigms that originate in other disciplines (that natural sciences in particular) and that can be inappropriate or counterproductive when applied to ethnographic research” (2021 : 4). Les enjeux matériels, épistémologiques, méthodologiques, de carrière ainsi que les rapports subjectifs aux matériaux empiriques pouvant fortement varier d’une discipline à l’autre, une mise en œuvre indistincte des nouveaux standards en matière de gestion des données ne peut que générer asymétries et inégalités. Il n’est guère besoin d’analyses poussées pour voir que la gestion d’un jeu de données statistiques conçu sur la base d’une méthodologie standardisée ne pose pas les mêmes défis que la gestion d’un corpus de notes d’observation manuscrites. Si ces considérations, une fois formulées, peuvent revêtir une certaine forme d’évidence, elles demeurent cependant la plupart du temps de l’ordre du non-dit. Or, la difficulté à traduire et à mettre en œuvre les injonctions de la science ouverte n’est pas sans générer des tensions qu’une clarification des particularités disciplinaires, méthodologiques ou épistémologiques pourrait contribuer à atténuer.
La présente édition des ALE a pour but de mettre la question des données ethnographiques au centre des discussions. Il s’agira, à travers des retours réflexifs, de se réapproprier la question des matériaux empiriques, et plus particulièrement de leur nature, rôle et statut, afin de mieux en délimiter les formes et les frontières dans un contexte de standardisation accru des pratiques de recherche et, plus particulièrement, en matière de gestion des données.