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«A l'heure actuelle, les abonnements suisses servent à financer les productions locales de nos voisins»

Publié le 04.05.2022. Mis à jour le 11.05.2022.

Pauline Gygax, responsable du Bachelor Cinéma à l'ECAL, s'exprime sur les principaux enjeux de la révision de la loi sur le cinéma, objet de la votation fédérale du 15 mai 2022. Surnommée «Lex Netflix», la révision prévoit notamment d'imposer aux grandes plateformes de streaming qu’elles injectent 4% de leur chiffre d’affaires réalisé en Suisse dans l’audiovisuel suisse et de diffuser une part de 30% d'œuvres européennes en Suisse.

Pauline Gygax, responsable Bachelor Cinéma ECAL © ECAL

Pauline Gygax, responsable Bachelor Cinéma ECAL © ECAL

La révision de la loi sur le cinéma est-elle vraiment nécessaire?

Pauline Gygax: Le monde change et les actes de consommation se sont largement déplacés en ligne. La nouvelle loi sur le cinéma prend en compte cette réalité qui implique des changements paradigmatiques dans l'audiovisuel. À l’heure actuelle, les chaînes de télévision suisses investissent déjà 4% de leur chiffre d'affaires dans la production audiovisuelle. Il est injuste sur un marché globalisé comme l'audiovisuel que des opérateurs étrangers ne soient pas logés à la même enseigne que les sociétés suisses actives dans le domaine.
La loi sur le cinéma vise à rendre notre marché équitable pour tous les diffuseurs, qu’ils soient basés en Suisse ou à l’étranger, mais elle permet aussi et surtout à notre pays de s’aligner sur des pratiques qui se développent chez nos voisins. Depuis plusieurs années en Europe, les plateformes de streaming et diffuseurs télévisuels (qui réalisent des bénéfices grâce à des fenêtres publicitaires) doivent investir dans la production locale. En France, ils sont mis à contribution à hauteur de 26% de leur chiffre d’affaires, en Italie c’est 20%, en Espagne 5%. Cela créée une distorsion de concurrence pour nous, il est donc fondamental que nous nous dotions des mêmes outils. Si la France, l'Italie et l'Allemagne sont nos partenaires privilégiés, ce sont aussi nos premiers et redoutables concurrents. Ne pas s’aligner coûterait cher à notre industrie, nos cinéastes. Rappelons que un film romand sur deux est une coproduction européenne. Et rappelons aussi qu'à l'heure actuelle, en l’absence de règles similaires, les abonnements suisses servent donc à financer les productions locales de nos voisins français, italiens, espagnols. C’est absurde, lorsqu’on sait qu’un franc investi dans l'audiovisuel représente trois francs réinjectés dans l’économie locale.

Quelles conséquences pour les formations en cinéma en cas de oui/non?

La loi sur le cinéma vise à rendre notre marché plus compétitif, et donc créer de nouvelles opportunités. Le système actuel, principalement concentré en Suisse entre les mains d’une poignée d'institutions, n'est pas très agile. En poussant à l'entrée sur le marché de nouveaux acteurs, qui poursuivent d'autres objectifs que ceux du service public, cela injecterait une dose saine de concurrence et dynamiserait nos capacités de production en permettant l’éclosion de nouveaux formats et talents.
La Suisse est dotée de hautes écoles prestigieuses dans lesquelles elle investit beaucoup, et parmi elles notamment l’ECAL. C'est une chance et une fierté, mais il faut également s'interroger sur le terreau d'opportunités que nous offrons à cette relève après leurs études. Parfois, de jeunes cinéastes sont contraints de quitter notre pays après leur étude pour lancer leur carrière chez nos voisins, plus riches en diversité d'opportunités. C'est un problème et la loi sur le cinéma permet d'y apporter en partie une réponse.

Contraindre les plateformes à investir dans des productions suisses, n’est-ce pas reconnaître que celles-ci peinent à séduire?  

Absolument pas. Notre production séduit et s'est grandement diversifiée, notamment grâce aux investissements dans les séries. Rien que cette année, nous avons eu onze films sélectionnés à la Berlinale, nous nous apprêtons à partir à Cannes où nous avons sept productions helvétiques également. Le cinéma suisse a du succès, il n’a pas à rougir de celui de ses voisins.
La loi sur le cinéma permet d'ouvrir le champ des possibles et de s'adapter à un monde en mutation. C’est plutôt sain! En diversifiant les moyens de production et en rendant notre marché plus équitable, nous avons une opportunité unique de stimuler l'investissement pour des formats audiovisuels qui ne trouveraient pas de financement dans le système actuel. C’est particulièrement vrai pour les nouvelles écritures, des projets de niche ou de genre, qui ne remplissent pas nécessairement le mandat d'institutions telles que la SSR. La Loi cinéma offrira au public des projets innovants, sans coûter un franc au contribuable. C’est vraiment win-win.

La révision impose-t-elle vraiment aux clients un quota de contenus qu’ils ne désirent pas?

Soyons clair-es, cette part de 30% de productions européennes est déjà une réalité dans tous nos catalogues. La raison est simple, c’est une exigence de l’Union Européenne depuis 2019. Son inscription dans la loi suisse (ou son refus d’ailleurs) ne changera strictement rien à cette réalité. Comme les catalogues romands sont les mêmes que nos voisins français, nous consommons déjà depuis plusieurs années ces services avec ce quota. Et il me semble que personne ne s'en est plaint jusqu’à présent.
Quant à la question des usages, la loi sur le cinéma n’empêche personne à visionner ce qu’il lui plaît. Elle permet juste de s'assurer qu’au sein du catalogue, le consommateur aie du choix. Si vous n’aimez pas le cinéma suisse, vous êtes libre, aucune police secrète ne viendra vérifier vos récents visionnages sur votre disque dur. C’est un argument aberrant.

Comment l'audiovisuel suisse pourrait-il séduire davantage les producteurs sans passer par une loi?

Comme dit précédemment, l'audiovisuel suisse séduit déjà, c’est un cliché un peu vieillot que de dire que le cinéma suisse n'intéresse personne. Cela dit, et notamment à cause d'une situation politique qui dépasse la branche, les outils de coopération culturelle avec nos voisins sont limités et cela nous péjore au quotidien. Par exemple, nous avons été exclus du programme européen MEDIA Europe Creative en 2014 (suite au vote sur l’immigration de masse), ce qui a eu un direct et violent impact sur les capacités d’exportation de notre cinéma. La loi sur le cinéma vise à faciliter cela en reprenant, à la mode suisse, quelques éléments qui nous permettront à terme de pouvoir réintégrer certains programmes dont MEDIA. Le refus de la votation serait une double peine pour les cinéastes et les sociétés actives dans l’audiovisuel qui évoluent déjà sur un marché très complexe et fragmenté. Saisissons cette chance, nous avons tout à y gagner!